Eté
comme hiver il déambule pieds nus, crane rasé, une serviette de bain sur
l’épaule et plusieurs livres sous le bras. Une impression de calme, de sérénité
mais aussi de vie intérieure intense, émane du personnage. Il pourrait incarner
un maitre bouddhiste , un vieux sage, un ascète, un végétarien mystique. Cet
homme ne m’a jamais adressé la parole mais je l’ai à maintes reprises aperçu
essayant d’entrer en relation avec des quidams qui perplexes semblaient ne pas
savoir que lui répondre, comme si la langue dans laquelle il s’exprimait leur
était inconnue. Pour le peu que je l’ai entendu, son discours me semble être un
monologue décousu à coté de la plaque. Tous les
après midi sur le coup de 16 heures, le curieux personnage pénètre dans une
brasserie du centre ville, prend place seul à une table, pose ses livres et
commande une bière pression. Il choisit un ouvrage et en commence la lecture à
la manière d’un conférencier ou d’un professeur d’université qui va tenter de
subjuguer son auditoire. Tandis que la main droite tient le livre, la gauche
par ses mouvements réfléchis et pesés appuie les mimiques du visage. L’homme
pénétré par sa lecture veut nous faire partager son engouement, son
enthousiasme. Encore un fada toulonnais qui se donne en spectacle ? Je ne
pense pas. Le Mystère réside dans le fait que si les mains et le visage de
l’homme s’expriment avec éloquence, aucun son ne sort de sa bouche. Dans la
brasserie, tout le monde semble ignorer cet original qui ne dérange personne
car il est très convenable et personne ne se moque de lui. L’autre jour, des
touristes anglais lui ont demandé un renseignement et il leur a répondu dans la
plus pure langue de Shakespeare ; preuve qu’il ni sourd ni muet. Je sais
par ailleurs qu’il parle un italien parfait et bien que lorsqu’il s’exprime
dans la langue de Molière son discours soit insaisissable, son élocution fait
penser à un universitaire dont aucun accent ne viendrait vulgariser la diction.
Si je
parle de cet homme c’est parce qu’au fond de moi je ressent la même
incompréhension face à mes semblables, la même indifférence face à mon
enthousiasme, face à mes engouements. J’éprouve un grand plaisir à parler mais
mon discours n’intéresse personne. Quand je dis parler, ça n’est pas parler
pour meubler l’espace son, mais parler pour faire saisir à l’autre une réalité
qui lui échappe, pour élever sa pensée du particulier à l’universel.La sculpture estune élégante façon de contourner l’obstacle
qui face à moi se dresse dès que je tente d’utiliser la parole pour exprimer
une pensée. C’est
peut-être en ce sens que je rejoins les arts premiers dont les chefs d’œuvres
qui nous fascinent furent créés par des hommes ne connaissant pas l’écriture et pour qui la transformation de la matière était le seul moyen de communiquer leurs
idées. Quand
j’élabore une sculpture je me met dans la peau d’un orateur muet, d’un
philosophe analphabète.
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