mardi 23 février 2010

Un peu de mou pour les chats?


UN PEU DE MOU POUR LES CHATS ?
Un peu de mou pour les chats, Madame ? C’est en ces termes que le boucher après avoir encaissé et rendu la monnaie à ma mère lui faisait cadeau de quelques abats, car dans les années cinquante le kit cat, le pâté ronron, le wiskass et autres aliments pour félins domestiques n’existaient pas.
Nous avions deux chattes, Hubelotte et Rababaoup, la mère et la fille. L’enfant que j’étais alors passait beaucoup de temps à observer leurs caractères, à analyser leur psychisme, à anticiper leurs réactions et à les provoquer, mais sans jamais recourir à la moindre souffrance physique.
Les deux minettes prennent le fraie dehors. J’ouvre la porte du frigo, en sort un gros morceau de mou, m’empare de deux énormes couteaux de cuisine et tout en les frottant l’un contre l’autre : « Les mimines, Hubelotte Rababaoup…venez vite…hou, hou…la bonne viande…vite vite vite ! » Rapides comme l’éclair la mère et la fille bondissant du fond du jardin se retrouvent au garde à vous devant moi. Avec les gestes lents et onctueux d’un évêque j’ouvre la porte du frigo, je replace la viande dans le frigo, je referme la porte du frigo : « C’était pour rire n’est pas, il faudra revenir demain ou même après demain peut être. »
Dépitées déçues excédées, la mère et la fille s’en retournent miaulant des insultes intraduisibles à l’encontre du petit salaupiaud que je suis, puis la rancœur dont je devrais être l’objet faisant place au conflit de génération les deux chattes s’insultent, se donnent des coups de patte, se crachent au visage, comme si elle s’accusaient mutuellement d’être responsables de mon comportement. Cela me met en joie mais mon père est furieux, il dit que je suis un pervers et un lâche : « Un jour cette bête t’arrachera un œil et elle aura raison. »

MA, GOULVEN, TOU è OUN SADIQUE !
Quelques vingt années ont passées. Par une chaude après midi aoutienne je viens d’acheter un petit ventilateur oscillant. Je le pose sur la table, le branche et le met en marche. Tandis qu’elle tourne à toute vitesse, l’hélice lentement oscille de droite à gauche, de gauche à droite, balaye l’espace de son rafraichissant courant d’air. C’est fonctionnel, cela fait du bien, ce souffle d’air en pleine canicule. Mais…au plafond j’aperçois un piton qui ne sert à rien. Un bout de ficelle…vite ! J’attache l’une de ses extrémités à la grille de protection de l’hélice, l’autre au piton du plafond. Vous voyez le tableau ? Suspendu dans les airs le ventilo. Le fil d’alimentation électrique pend sous le socle. Je rebranche, je met en marche. Quel spectacle ! Je ne vous le décrirai pas, essayez par vous même, c’est fort simple.
On sonne à a porte. C’est Giorggio Spiller, un ami italien, un sculpteur : « Ma, Goulven, tou è oun sadique. »


C’est dans un vas et vient permanent entre ces deux anecdotes que se construit ma sculpture. Le disque abrasif tourne à grande vitesse, sillonne (crée des sillons) la plaque de tôle. Il l’informe. Puis je provoque des tensions que je pousse jusqu’aux limites de la rupture. Comme avec les deux mimines ou avec le ventilateur, jamais de violence, jamais de brutalité. Je ne contrains pas la tôle, je ne la plie pas à ma volonté, à mes caprices. Je ne me sers pas de la matière pour m’exprimer, je permets à la matière de s’exprimer. En la caressant et en la provoquant je lui fais dire tout ce qu’elle a à dire, tout ce qu’on ne lui a jamais demandé.
Les tensions débouchent sur une crise, apparaît le mur, la frontière, la rupta, faisant naitre d’un plan infini deux plans distincts semblables et opposés, deux espaces finis, deux vies limitées. La monotonie est rompue, la pesanteur est vaincue, la plaque s’érige fière, verticale.

DU VIVANT VERS LA MATIERE, DE LA MATIERE VERS LE VIVANT
Pour les mêmes raisons que je ne vous décrie pas les douloureuses contorsions du ventilateur, je ne vous décrirai pas mes sculptures. Pour ce qui les concerne, je ne vous dit pas essayez vous même, car elles sont la conséquence d’un va et vient permanent du vivant vers la matière, de la matière vers le vivant ; des mimines vers le ventilateur, du ventilateur vers les mimines.
La frontière entre le vivant et la matière est beaucoup plus floue que ce que l’on pourrait penser. Je suis capable de souffrir si l’on traite mal la matière. Bien sur, je tords la tôle, je l’entaille, je la chauffe jusqu’à fusion, mais toujours avec respect et délicatesse. Je fais en sorte qu’elle se mette en valeur, qu’elle montre le meilleur d’elle même. Un peu comme le matador vis à vis du taureau, je n’hésite pas à me mettre en danger pour être toujours plus près.
L’important n’est pas le résultat, mais la chorégraphie qui tout au long de la fabrication se joue entre le sculpteur et la matière.

Aucun commentaire: