jeudi 30 octobre 2008

commémoration



Les émotions présentes agissent sur la mémoire que l’on garde des émotions passées. Tout se transforme perpétuellement, tout glisse. Une émotion peut nous faire aimer plus fort un lieu un objet ou un être que nous avons connu par le passé. Une émotion peut aussi nous séparer de ce que nous avons aimé, nous faire occulter le passé.
Enfant, me promenant avec mon père dans la forêt pyrénéenne je découvris gisant au pieds d’un chêne, un magnifique canif. Une grande lame et une petite lame, un tire bouchon, un décapsuleur , un poinçon. Un rêve de canif. Les lames et les divers accessoires étaient d’acier, sur le manche en bronze apparaissait gravé en bas relief le visage d’un vieux loup de mer scrutant l’horizon de sa longue vue. Mon père me dit : « Tu as une chance inouïe, car c’est le plus beau couteau du monde. » J’avais cinq ans. Mon père, m’enseignât l’art d’utiliser délicatement, prudemment, avec respect, « le plus beau couteau du monde ». Il m’apprit à nettoyer les lames et à les polir en les frottant sur la terre. Un jour il me dit : « Ton couteau est sale, on va le démonter pour le nettoyer et le graisser. » Quelques instants plus tard, lames, vis, manche, étaient posés dans le désordre sur la table. Quel choc. Le plus beau couteau du monde en pièces détachées, dans le désordre en plus. Fortement ému par cette vision sinistre, je pleurais. Mon père nettoya toutes les pièces, les huila et remonta le couteau. Il était magnifique, huilé, poli, brillant, mais pour moi, il n’était plus le même, car j’avais vu ce que j’avais vu. Les lames, les vis, le manche répandues pèle mêle sur la table….une explosion, en quelque sorte. Pour moi, il n’était plus le même, et pourtant les autres, ceux qui n’avaient pas assisté à l’événement du démontage, disaient : « Il est magnifique, ton couteau, il est encore plus beau qu’avant, c’est vrai que c’est le plus beau couteau du monde. » Quelques mois plus tard, je perdis « le plus beau couteau du monde » auquel j’avais tenu comme à la prunelle de mes yeux, et au grand étonnement de ma famille je n’en éprouvais aucun chagrin.
Cette simple constatation que pour moi, le couteau n’était plus le même, mais que pour les autres, pour ceux qui n‘avaient pas assistés à la scène, au drame du démontage, au sinistre, à l’éparpillement des parties constitutives de l’objet, il n’avait pas changé, m’aida à prendre conscience de ce que veut dire « vivre un événement ». J’aurais pu dire : « Papa a démonté le couteau pour le nettoyer et le huiler et puis il l’a remonté comme avant. » mais cela n’aurait en rien permis à ceux qui n’avaient pas assistés au drame du démontage de partager mon émotion, mon sentiment, d’éprouver ce que j’éprouvais.
Les émotions présentes permettent à l’homme d’exprimer ses émotions passées, d’en donner une expression littéraire, picturale, sculpturale, musicale………ce souvenir d’enfance par exemple c’est en réfléchissant à la création d’une œuvre commémorant l’explosion de l’usine AZF à Toulouse en 2001 qu’il m’est revenu. Les questions que je me posais entre autres étaient : Comment rassembler autour d’un lieu commémoratif, ceux qui ont vécu le drame et ceux qui ne l’ont pas vécu. Comment faire en sorte que ceux qui ont souffert dans leurs entrailles ne se sentent pas incompris, exclus. Comment agir au de là des limites du politique et de l’économique.
Goulven 2004


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